« Alors les paroles s’envolent en chansons, de tous les nids de mes oiseaux, et tes mélodies s’épanouiront en fleurs, dans tous les bosquets de ma forêt ».
Radindranath Tagore
Parmi les nombreux soucis qui accablent le chef de chœur, quel est donc celui qui par excellence lui occasionne migraines et cheveux blancs ? Le choix d’un répertoire ? Pas du tout. La juste pose de l’un ou l’autre organe chevrotant ? Vous n’y êtes pas. Le shampooineux savonnage d’une baroque vocalise ? Non ! C’est le bavardage, le papotage, le caquetage et le cailletage, maux que le ciel en sa fureur inventa pour le punir de ses fautes inavouables, mal qui se répand insidieusement dans nos chantantes phalanges, croît et embellit, va et vient en vagues meurtrières, avant de noyer les velléités directrices en leur flot dévastateur (ouf !).
Paraphrasant l’Ecclésiaste (chapitre XXVI, verset 14), l’observateur de la chose chorale se doit de constater qu’un choriste silencieux est un don de Dieu. Don bien rare, au demeurant. Que voulez-vous, renchérira le sociologue, la chorale est un lieu éminemment social : le chant n’est en grand partie qu’un prétexte à fréquentation, comme le sont pour d’autres, selon les hasards de la vie, la chasse au jabiru de Tanzanie ou la collection des vieilles casquettes.
Prêtez donc une oreille attentive au message profond de ces menus propos échangés. Chez les dames ? En fait, s’il n’y a nul moyen de faire taire une femme, il y a mille moyens de la faire parler. Chez elles, il s’agit donc pêle-mêle du souper du lendemain, des enfants, des mille vicissitudes de la semaine, voire de la tenue du chef : pensez donc, ma chère, une chemise à carreaux avec un pantalon à lignes, aucun goût ! Ayons au moins la pudeur de croire que les médisances de dames patronnesses épargnent nos chorales, par définition assertives et adoucies par les harmoniques délices qui font leur ordinaire : nulle critique donc des égosillements de la soprano colorature ni des écarts sentimentaux du baryton martin.
Chez les mâles installés aux derniers rangs, le spectacle du dos de leurs compagnes est constant sujet d’inspiration. Pur atavisme d’ailleurs : depuis que nos simiesques ancêtres poursuivaient de liane en liane le croupion de nos lointaines aïeules, ce thème – évidemment esthétiquement et poétiquement sublimé – est devenu une valeur sûre des viriles conversations, dans nos choeurs comme ailleurs. Une fois la veine épuisée, l’une ou l’autre galéjade récoltée pendant la semaine trouvera à la chorale son idéal aboutissement.
Parfois même, mais c’est là rarissime, les bavardages n’ont d’autre objet que la musique elle-même, nuance à noter, respiration délicate ou prononciation problématique. On pourrait excuser ces écarts : c’est souvent par son caquetage que la poule fait découvrir l’oeuf. L’un de nos chefs d’orchestre, estimable par ailleurs, nourrit pourtant une véritable exécration des discussions de coups d’archet, haïssables en tant qu’atteintes au silence, et non, évidemment, à sa science violonistique.
Les réactions de nos chefs face à ce phénomène apparemment incoercible sont éminemment variables. Tel chef, tempérament philosophe et pragmatique, semble s’en accommoder, et laisse la musique s’inscrire sur un vague bruit de fond, une sorte de basse continue, un bourdonnement obstiné. Tel autre frise l’apoplexie toutes les cinq minutes sans autre résultat qu’une éphémère sourdine, bien faible bénéfice au regard de ses hurlements indignés. l’expérience nous a montré que le renom du maestro était parfaitement étranger à son comportement. L’illustre Louis Devos, diapason d’or à répétition, n’avait aucune objection à ce que basses et ténors s’offrent un petit bowling quand il s’occupait des dames. A l’inverse, maints Karajan d’arrière-cuisine souffrent d’urticaire dès qu’un bruit importun met en cause l’idée qu’ils se font de leur génie. Question de tempérament donc, et le résultat n’est pas toujours à l’aune de la bouche cousue.
Mais, ventrebleu, où est donc la vérité ? Rares sont les chefs constamment géniaux, dont le charisme plonge les choristes dans ces perpétuelles transes de communion musicale qui rendraient jalouse Sainte Thérèse d’Avila elle-même. Alors, sans absoudre pour autant la bruyante garrulité, en nous gardant de la logorrhée tonitruante, pratiquons, je vous en prie, une morale du possible : nous avouons un faible pour ces chefs d’esprit large, qu’une convivialité modérée n’exaspère pas. Ils trouveront toujours des choristes attentifs, même s’il leur faut monter quelque énormité de Lekeu ou Dieu sait quel « hymne olympique »…
Gustave