Gustave : Haute-contre, tout contre …

Gustave : Haute-contre, tout contre …

Il est toujours cocasse d’observer la réaction d’un public profane quand d’aventure la chorale du coin, pour couronner ses baroqueux efforts, s’est assuré la collaboration du cachetonneux contre-ténor de service : à la première note, les braves mélomanes béatement installés dans une paisible digestion sursautent, ouvrent des yeux effarés et incrédules d’une carcole en couches. Comme ils n’avaient déjà pas l’air malin en applaudissant généreusement au premier mouvement de l’œuvre alors que, paraît-il madame, cela ne se fait pas, ils se tiennent à carreau, craignant à juste titre que les sourires condescendants de voisins plus éclairés n’atomisent définitivement les derniers débris de leur réputation culturelle. Mais alors, quelle attention : même s’ils entraient en scène à quatre pattes, ténor et basse n’auraient pas droit à plus d’égards. Ni d’ailleurs à plus de commentaires, voire de charitables inquiétudes : « Quel timbre, ma chère, quelle pureté, quelle chaleur ! Parle-t-elle normalement, cette bête curieuse ? » Et chacun, dans sa voiture, de s’essayer à l’art délicat de la voix de fausset en roucoulades endiablées …

Le contre-ténor n’est donc pas un chanteur ordinaire. N’y a-t-il d’ailleurs pas, dans les profondeurs de son subconscient, quelque désir obscur de n’être pas comme les autres ? Nous avouons quant à nous un brin de fatuité quand, à maintes reprises, nous massacrâmes, en compagnie d’un autre dépendeur d’andouilles, le fameux « Sound the trumpets » de Purcell, avec un succès proportionnel au ridicule de nos beuglements. Voici quinze ans déjà, sous une abondante perruque et un maquillage outrancier, nous campions dans l’hilarité générale une certaine Paméla Johnson, cantatrice imaginaire aux résonateurs naturels généreusement rembourrés, alors que par ailleurs nous étions incapables d’aligner trois notes justes d’affilées. Loin de nous l’idée d’associer à ces mascarades les nobles organes qui honorent la tessiture d’alto. Il n’en reste pas moins que le caractère androgyne du falsettiste n’est pas étranger à la fascination qu’il exerce sur les foules. Farinelli et Bowman, même combat ? A quelque détail près sans doute, d’autant que les mœurs ambiguës de l’un ou l’autre artiste entretiennent plus avant la confusion. Et pourtant, Dieu sait que la plupart de ces chanteurs ne sont pas des chanteuses ! Des deux contre-ténors que nous fréquentons, l’un arbore tous les signes d’une éclatante virilité, faite d’ampleur et de pilosité sauvage que seules cultivent encore quelques vallées des Abruzzes ; l’autre dispense à notre quatuor du dimanche un sépulchral contre-ré, alors que, pauvre baryton, nous raclons le fond de la quille d’un misérable fa …

Depuis qu’Alfred Deller a ressuscité ce noble genre voici quarante-cinq auns, que n’a-t-on pas glosé ! Entre falsettistes, haute-contres et contre-ténors, on a fait de subtils distinguos, le fin du fin étant maintenant de s’afficher sopraniste. Les artistes eux-mêmes, gens cruels par nature, se réclament d’obscures et exclusives filiations : les admirateurs de James Bowman vouent aux gémonies René Jacobs, ce sombre braillard qui n’a rien compris au chant, pour être eux-mêmes stigmatisés par des aficionados de Gérard Lesne.

Quant à l’authenticité, elle aura fait couler plus d’encre encore. Comme le disait Beaussant, on a voulu « décastafioriser » les voix, prendre les chanteurs au berceau avant que la contamination puccienne, rossinienne et wagnérienne ait pu détériorer les organes vierges. Chacun sait que la féminine engeance était jadis bannie des offices, preuve d’un bon goût que chacun louera : que l’on confie la polyphonie sacrée du 16ème à des voix de fausset, rien donc de plus normal. Si lon veut rester logique et rendre leur couleur originale aux compositeurs sacrés des deux siècles suivants ou à l’opéra italien, il faudra cependant leur préférer ceux qu’on nommait pudiquement « falsettistes naturels » : mais qui poussera la recherche de la vérité jusqu’à sacrifier sur l’autel de l’authenticité les génitoires de nos petits chanteurs ? Si par contre on veut monter le Gloria de Vivaldi, on se souviendra que le « pretre rosso » ne disposait dans ses « Ospedale » vénitiens que de phalanges de jeunes filles. Certes, les temps ont changé, mais on peut espérer que les jouvencelles d’aujourd’hui sont plus proches de celles d’alors que ne le sont nos mâles altos. Et si l’on s’est fait le parangon de l’authenticité pour bouter la femelle hors du chœur dans un concert Lassus, la bonne foi du contre-ténor deviendra problématique s’il s’incruste pour le Requiem allemand : il n’est pas plus sensé pour lui de chanter Brahms que de jouer les concerts de Prokofiev au clavecin.

Ceci dit, nous préférons la beauté de la voix à l’exactitude historique. Le « Pie Jesu » de Fauré souffrira moins de la collaboration d’un élégant sopraniste que des attaques d’une Walkyrie chevrotante, et le ténor Rogers Covey-Crump ne se débrouille pas mal dans certains airs d’altos, même si, comme l’affirme le manifeste de la SCUM (Society for cutting Up Men) « l’homme est un accident biologique, la masculinité une maladie, et les mâles émotionnellement paralytiques ».

Gustave
Avril 1995