Gustave : Quand je bois du vin clairet

Quand je bois du vin clairet …

 

Au dernier festival de Wallonie, les Singphoniker, jeune Munichois et chanteurs virtuoses de leur été, avaient fait de leur concert un large hommage à la bouteille, voire au tonneau. Des bonnes caves des abbayes de jadis, louées par Lassus, aux orgies des indiens sud-américains chères à Villa-Lobos, on s’aperçut que les meilleurs compositeurs s’étaient intéressés à « la chose ». Même le distingué Poulenc décrit les effets ravageurs du gros rouge en onomatopées hoquetantes, prouvant l’expérience empirique du connaisseur, la pratique éclairée du buveur chevronné. Ayant nous-même vers la même époque beaucoup investi dans les « bibit pater, bibit filius » des Carmina Burana, il nous vient à l’idée que la régalade chorale et la polyphonie biberonnesque pourraient intéresser le lecteur.

Nous avons tous chanté le « vin clairet » et « à ce flacon faisons la guerre ». Savions-nous que les chansons à boire ne sont que l’épiphénomène d’une réalité plus profonde, comme le prurit l’est à la gale ou la cotisation spéciale au déficit budgétaire ? Les succès musicaux de Bacchus et Gambrinus reposent apparemment sur un dramatique et insoluble cercle vicieux : l’alcool incite à chanter et chanter donne soif.

Avez-vous remarqué que tel chez qui l’idée de chanter en public provoque autant de gêne rougissante et de pudeur embarrassée que l’idée de se déculoter sur la grand’place se met à brailler « la Bourgogne » dès qu’il a fait carrousse ? Ne rions pas : nos délicats gargarismes au vin blanc d’avant-concert, sous de vagues prétextes de laryngo-prophylactiques, procèdent du même phénomène désinhibiteur, car enfin, le phoniâtre le plus intempérant vous confirmera que le vin a le même effet sur la voix que le papier de verre sur les rougeurs de bébé. Quand on dit « boire comme un chantre », on n’évoque rien d’autre que l’aide psychologique de l’infortuné locataire du jubé, contraint au surplus à entonner « le repos éternel » quand il voudrait chanter la tyrolienne. Et la flûte piccolo, elle-même … A ce stade déjà, s’il est rpolongé, les choses peuvent se gâter. Nous gardons le souvenir d’un de nos éminents chefs de chœur qu’il fallut tirer à coups de seaux d’eau d’une abyssale soûlographie et emmener titubant, battant les murailles, diriger son chœur  tout aussi brindezingue, édifiant ambassadeur d’A Cœur Joie en un pays heureusement lointain.

Mais voilà : si boire fait chanter, l’inverse est aussi vrai. « Et maintenant, versez à boire, car de chanter met en sueur » : musicale illustration de l’intéressant phénomène qui fait que se déshydratent les muscles crico-aryténoïdiens, que se dessèche la membrane tyro-hyoïdienne. Et c’est sans compter sur le stress, la concentration et la chaleur des projecteurs, qui stimulent les glandes sudoripares, hymectent les chemisiers des sopranos, inondent les chaussettes des ténors. Bref, dès l’accord final, s’impose la grande œuvre réparatrice de ce que pudiquement on nomme « l’après-concert » ou « la troisième partie de la répétition ». Pour l’avoir longtemps et intensément pratiqué sous tous les cieux, nous gardons un vif attachement à cet usage bibitif. Combien de foyers chrétiens ne trouvent-ils pas leurs puissantes fondations sous les tables d’un bistrot d’après chorale ? Combien de grands projets musicaux ne naquirent-ils pas dans les brumes conviviales de l’orge germée et du moût fermenté ?

Est-elle vraiment un cercle vicieux, cette fatale mécanique éthylo-musicale ? Nous préférons y voir une subtile alchimie qui nous échappe : le vin et la musique rendent touts deux gais les souriants, font pleurer les mélancoliques, incitent à la méchanceté les mauvais. Tous deux aussi, ils libèrent l’imagination, émoustillent les sentiments, enivrent parfois. Quand nous passons une heure à peaufiner deux mesures qui passeront inaperçues, mais laisseront au concert un subtil bouquet de belle ouvrage, nous donnons à la musique les mêmes soins ingrats et nécessaires que le vigneron donne à sa vigne, et qui feront de sa bouteille une expérience unique.

Malheur aux abstènes grincheux et vivement le prochain concert de la ligue antialcoolique, qu’on s’ne jette un derrière le nœud papillon !

Gustave