Gustave : La lumière des justes

Gustave : LA LUMIERE DES JUSTES

 

La justesse en choeur est une notion éminemment relative. Nous avons chanté dix années durant avec un ténor modérément doué, qui n’a jamais eu qu’une très vague idée des lignes mélodiques que les compositeurs s’obstinaient pourtant à lui imposer; d’aucuns assuraient qu’il s’était trompé de partition, voire de chorale. Il se contentait d’un grommellement vaguement tonal, d’un volume modulé à la nuance générale : eh bien, ce brave garçon n’a jamais gêné personne, tout en ayant le bonheur de participer au grand oeuvre. Nous pratiquâmes par contre aussi longtemps une charmante soprano dont le chaud et puissant organe naviguait en permanence un ou deux commas sous la ligne de flottaison harmonique : notre chef favori lui doit ses premiers cheveux blancs. Comment suggérer à l’irréductible de se réorienter vers l’élevage du chihuahua ou la pêche à la ligne ? Nous y reviendrons dans un prochain séminaire consacré aux « choral human ressources » …

Le spécimen du choriste « juke-box » est en tout cas le plus heureux : enthousiaste inconscient, il lance au bistrot la « Pavane » sur un vibrant accord de do majeur et chante juste et joyeux sans se poser de question. A l’inverse, le musicien tourmenté est perturbé à l’idée de chanter en sol en lisant en fa, et pratique le baroque en 415 avec l’aisance de la poule pondant un oeuf carré. Comme l’Albatros de Baudelaire, « ses ailes de géant l’empêchent de marcher ». Géant ? Voire : nous connûmes un vrai géant, ce musicien polyvalent bien connu sur le plateau condruzien qui lisait en si une réduction en do et niait farouchement qu’il transposât jusqu’à ce que son regard incrédule surprît ses phalanges en flagrant délit d’usage des touches noires !

L’auditeur grincheux qui vient au concert avec diapason et partition et juge l’accord final avec un petit sourire plein de sous-entendus bienveillants reste heureusement l’exception : Bobonne est bien plus indulgente, voire inconsciente. C’est une chance qui n’autorise pas tout. Passe encore qu’on prononce l’allemand à la lumière de la linguistique hesbignonne, qu’à la rigueur on chante Bach dans le style du folklore yougoslave : le plus pénible reste encore d’entendre chanter faux. Si l’arpège aléatoire fait partie de l’art d’un Brassens et nous enchante comme telle, les errements de certains choeurs arrachent aux mélomanes dotés d’oreilles sensibles le sourire crispé qu’affichaient jadis les martyrs écorchés vifs et saupoudrés de sel. Fort heureusement pour l’auditeur, le seuil de tolérance à la douleur cacophonique n’est pas universellement étalonné. Nous-même, bien que pourvu de portugaises tailles XXL, plaidons bien volontiers coupable : souvent, nos tenues fléchissent, donnant au terme « basse obstinée » un sens nouveau, fatal et exaspérant. La basse a du moins l’avantage de voir sa chute limitée aux bornes physiques de son sépulcral organe; la soprano au contraire pourrait à la limite prolonger ses errements sur la hauteur de deux octaves.

Les chefs éclairés sont de bon conseil : pensons à ce fil suspendu au-dessus de nos têtes, au risque de nous prendre pour des sachets de tisane (dans le meilleur des cas). Tenons-nous droits : les dames donneront ainsi leur envergure de croisière à leurs troublants résonateurs naturels, les messieurs libéreront leur diaphragme des pesants bourrelets graisseux qui l’étouffent. L’un et l’autre érigeront ainsi ces belles colonnes d’air, comme autant de tuyaux du grand orgue choral …

Gustave